mercredi 6 mars 2013

Une après-midi ordinaire dans une fac ordinaire



 Marc Sympa s'est fait des amis, depuis qu'il a écrit à la ministre et à Libération. Il a reçu il y a quelques jours ce texte de sa collègue Marta Savapétay.
 Si les noms ont été inventés, ce texte est basé exclusivement sur des expériences bien réelles.

De nos jours, dans une université française ayant conquis son « autonomie » grâce à la LRU et à la loi Fioraso. 

Février 2013, 13h04. On frappe à la porte du bureau de Marta Savapétay, enseignante-chercheuse  en langues et civilisations au département Sciences humaines et sociales de l’Université de l’Uest. Ce sont Farid et Amélie, étudiants en L3, qui se présentent à la permanence hebdomadaire que Marta tient. 
Farid: « Madame, on a entendu que le gouvernement ou les facs paieraient une partie de nos trajets pour qu’on aille faire un master à Villecentrale, la préfecture du département. Pourquoi il disparaitrait le master d’ici et pourquoi on devrait aller là-bas ? Nous on peut pas bouger, moi faut que je m’occupe de mes petits frères après l’école et Amélie en plus du baby-sitting, on compte sur elle chez elle… »
Amélie enchaîne : « Et puis le train tous les jours, c’est crevant, en plus y a tout le temps des retards sur cette ligne... 120 km, avec le TER, il y en a pour plus de 3 heures aller-retour.. »
Marta se lance dans une réponse, elle est mal à l’aise, elle a participé à la grande consultation nationale lancée à l’automne dernier, sans trop y croire mais à vrai dire, elle ne pensait pas que le ministère irait si loin.
«  Simplifier l’offre des diplômes c’est effectivement la rationnaliser et fermer des formations. Sincèrement, je suis comme vous, ce n’est pas l’université que je veux. Vous savez, j’ai mis du temps à faire ma thèse, je travaillais en même temps et après j’ai attendu trois ans pour avoir mon poste. J’ai galéré comme vous dites, mais pour moi le jeu en valait la chandelle, parce que j’adore enseigner. 
-  Oui, c’est un trip penser. Lundi dernier, je sais pas si vous vous en êtes rendue compte, mais pendant 15 minutes, il y avait pas un bruit dans la salle, tout le monde était scotché à vos paroles. On apprend plein de trucs et puis au fond, c’est aussi de notre vie que vous parlez, de celle de nos parents…
- Oui, bon, bon, c’est gentil Amélie, sauf que là, je ne vous cache pas que je suis inquiète moi aussi, la fac est en train de couler, comme le reste du service public, externalisé, grignoté par petits bouts par des entreprises privées qui cherchent le profit et non la satisfaction de la population. »
Marta ne sait pas comment leur dire que la LRU et les nouveaux habits que lui font revêtir le gouvernement socialiste, cela sera de gros centres universitaires d’excellence pour les enfants de riches et de profs, connectés à l’international, et des petites antennes par-ci, par-là, liées au patronat et aux acteurs régionaux, dont la mission sera d’amener au niveau Licence mais pas plus haut, les gamins comme eux, des classes populaires.  Les titulaires de ces « petites licences » seront dépendants de l’existence de PME locales… quand il y en a.

14h35. Amélie et Farid sont partis, ils vont parler à leurs élus, cinq autres étudiants sont venus voir Marta pour des histoires de stages, d’incompréhension de certains points des cours, ou pour des soucis personnels. Marta s’attèle à présent à l’une des missions du métier de maître de conférences : l’enseignement. Elle doit encore réactualiser son cours en anglais sur les politiques publiques de sécurité aux Etats-Unis. Analyser les nouvelles lois, leur contenu et leurs effets et intégrer ces éléments dans son cours, cela fait partie du job, comme de recevoir les étudiants.
A nouveau, on toque à la porte, c’est Eliane Pilié la collègue secrétaire du département qui entre, un tas de documents à la main.
«Tiens, il faut que tu reprennes ta demande de subvention à la région pour la sortie sur le terrain avec les étudiants. Tu n’as pas vu qu’il fallait faire un triple de la partie C du projet, je te l’ai ramenée. Et j’en profite : c’est vrai, que nous, les personnels techniques BIATSS[1], on va être mis à disposition du regroupement d’établissements (les communautés d’universités) prévu dans le projet de loi ? Tu sais comment ça va se passer toi ? Parce qu’à tous les coups, je vais être envoyée ailleurs sur un autre poste, dans une autre fac ou dans un ESPE (les nouveaux IUFM)… et si je suis rattachée à un établissement privé qui entre dans le regroupement, ils vont me mettre en contrat de droit privé ? Enfin, peut-être qu’au moins dans le privé ils payent toutes les heures sup’ contrairement à  ici. »
A 52 ans, Eliane entame sa  22ème année de carrière à l’université. Catégorie C, elle gagne 1470 euros net.
Marta ne sait pas quoi lui répondre, elle a la certitude que les modes de management au Royaume-Uni qu’elle a étudiés durant sa thèse sont en train d’être appliqués à tout le service public d’aujourd’hui. C’est vrai aussi à l’hôpital,  dans les services municipaux, etc.. Pourtant, il y a eu les drames à France Télécom, à la Poste. Mais ses collègues refusent de voir que ce sont les mêmes logiques qui pénètrent l’université. Ils lui disent qu’elle exagère Elle se reprend, face au désarroi de sa collègue :
« Ben il faut qu’on se mobilise. »

15h02 La réunion « renouvellement de l’offre de formation » du département Sciences humaines et sociales de l’Université de l’Uest a déjà commencé.

Ivan Duvand, directeur du département, achève le point « infos diverses » : « Concernant les problèmes d’impression, on va retirer les imprimantes de chaque bureau et les remplacer par deux imprimantes collectives. C’est écolo et économique ! Ceux d’entre vous qui ne peuvent plus imprimer de documents depuis la rentrée, faute d’encre, puisqu’on n’a pas pu en commander suffisamment l’an dernier, vous pourrez très bientôt vous rendre au sous-sol ou au secrétariat pour chercher vos impressions certifiées par le nouveau service ‘développement durable’ créé par la présidence, après passage du cabinet de conseils Planttature !
Deuxième point de l’ordre du jour : les postes d’ATER[2] et de contractuels. Nos problèmes budgétaires nous obligent à ne pas renouveler l’an prochain les 2 contractuels enseignants, comme nos 3 ATER. On va perdre aussi notre secrétaire d’UFR[3] qui est contractuelle, vous le savez, et 4 autres BIATSS. On remplacera notre secrétaire par une contractuelle à mi-temps mais les autres ne seront pas remplacés. C’est un peu embêtant, mais ne vous inquiétez pas, c’est temporaire. Ceci dit, cela pose une vraie question de fond : vaut-il mieux CDiser les enseignants précaires, donc sauter par-dessus les procédures de qualification et de concours ? Ou défendre le recrutement par concours au nom de l’égalité des chances ? Personnellement, je suis pour le recrutement par concours, parce qu’avec tous les candidats qu’il y a sur le marché, ce serait dégueulasse et injuste… sans compter que si on se met à ne recruter que des CDI, on met en danger le statut de fonctionnaire.  Vous en dites quoi ?  »

Marta Savapétay sait aussi, pour avoir été à la dernière réunion syndicale, que le non renouvellement systématique des contractuels au bout de deux ans est une façon de contourner la loi Sauvadet censée permettre à ceux qui cumulent plus de 6 ans de contrats dans la fonction publique d’être titularisés ou embauchés en CDI. Dans les faits, les universités et les instituts de recherche craignent pour leurs finances et préfèrent se séparer des précaires bien avant les 6 ans afin qu’ils ne puissent justement pas prétendre à la titularisation. Une belle arnaque encore, mais elle préfère se taire, elle s’est déjà empoignée avec une partie des membres du syndicat ce jour là.

« Moi je suis pour les CDI, lâche Claudie Lapitie, une collègue historienne. Parce que sans ces gens là, et je ne compte même pas les vacataires, la boutique ne tourne plus, que ce soit au niveau des cours ou du personnel administratif et technique. Puis franchement, Ivan, tu les croises tous les jours, tu manges avec eux, ils corrigent une partie de tes copies, d’autres te servent tes repas au restau U, c’est des collègues !  Vas leur dire ‘il n’y a plus de place pour toi parce que je dois défendre mon statut et les modalités du concours’, c’est au-dessus de mes forces...  Brutalement, Maurice Pacontan, enseignant-chercheur en anthropologie, l’interrompt : - Claudie,  faut pas rêver, on réduit l’emploi dans toute la fonction publique et on commence toujours par les plus fragiles, les précaires. Après, ça va être notre tour, les titulaires. L’université avant la LRU, c’était déjà pas tenable vu qu’on est quatre fois moins dotés que les classes prépas et les grandes écoles, je ne suis pas pour un retour à la situation d’avant, mais là c’est n’importe quoi.
Ivan recadre la réunion : - Oui, merci Maurice... si vous voulez bien on avance, car on est plusieurs à avoir cours à 16h00. Passons au troisième point de l’ordre du jour : vous le savez le nouveau ministère va nous imposer de mettre une partie de nos enseignements sur support numérique…
- C’est bien gentil la mise en ligne des cours, mais moi je ne suis pas convaincue, déclare Marta. L’année où je l’ai fait, la qualité d’ensemble des copies a beaucoup chuté. La pédagogie, ce n’est pas seulement écrire un texte ! Rendre un cours vivant, c’est tout un art. Les étudiants, surtout dans premières années, ne comprennent pas un cours en le lisant ! Vous le savez bien, en cours, on passe notre temps à expliquer, reformuler, à illustrer nos propos… Et on peut répondre à leurs questions !
- Et Ivan, tu peux nous dire comment ça va se passer en termes de droits de propriété intellectuelle ? reprend Maurice avec nervosité. Parce que mon cours, c’est moi qui le fabrique. Si je le cède à l’université, il pourra certes être transmis aux étudiants, mais aussi vendu à une école privée qui viendra nous rejoindre dans la communauté d’universités et qui pourra prétendre ainsi délivrer des diplômes universitaires, puisqu’ils auront des cours d’enseignants-chercheurs dûment agréés via ces supports… ».

Ivan Duvand essaie de calmer les esprits : « Allons, allons, on n’en est pas là, voyons… Vous voyez toujours tout en noir ! Le Massive Open Online Course c’est un point phare de l’innovation souhaitée par la ministre, je ne trouve pas ça négatif. Je vous en prie, ne voyez pas le mal partout, c’est juste un cap un peu technique à prendre en main ».
Maurice explose : « Je ne sais pas ce qui me retient de te foutre mon poing dans la gueule, ton e-learning là c’est la porte ouverte à la fin de notre métier d’enseignant, tu ne vois pas que cela sert à dégager des profs ! Et bonjour la réussite étudiante, tu crois vraiment qu’ils ont tous un PC à la maison ou en cité U et surtout qu’ils savent lire et analyser des documents de la même façon ! Comme si on ne connaissait pas les disparités de niveaux dans la réception de nos cours, directement liées aux inégalités sociales entre étudiants. Ivan, on réclame justement plus d’heures d’encadrement présentiel pour tenter de lutter contre ça. Là, tu nous dis qu’on va virer les jeunes collègues, c’est-à-dire qu’il y aura moins d’heures assurées, et que l’on va mettre en place des trucs numériques fumeux. C’est comme toujours, tu n’arrêtes pas de nous dire de faire ceci, cela, que cela n’a aucune incidence… ou tu es un con fini ou tu nous manipules ! ». Ambiance. Une réunion de département « normale », diraient certains. Depuis deux ou trois ans la situation est de plus en plus tendue.

16 h07. La décision de ne plus recruter d’ATER ni de contractuels est entérinée. Pour les enseignements en ligne, la discussion reprendra la prochaine fois. Marta devra prévenir les cinq jeunes collègues concernés par la suppression des postes, en espérant qu’ils puissent trouver du boulot ailleurs pour finir leurs thèses. Elle revient dans son bureau, le téléphone sonne justement. C’est Marc Sympa, le compagnon de sa collègue de bureau, qui est en ligne, il ne va pas très bien. 
- Marc, je suis désolée que tu n’aies toujours pas obtenu ta mutation. Après toutes ces années... Malheureusement, quand on est recruté quelque part, on sait qu’on peut en prendre pour 20 ans. Rien n’est fait pour la mobilité dans l’enseignement supérieur. Mais quand même, tu ne vas pas démissionner ?
- Pfff… A la limite plein de gens, à la fac comme ailleurs, font les trajets pour aller bosser dans une autre ville… Mais je n’en peux plus de l’Université, surtout de la mienne, la grosse fac parisienne qui a raflé idex, labex et tout le toutim.  Ça devient pire avec la mise en concurrence de tout le monde. Ça crée une mauvaise ambiance : sur tout, ça intrigue pour les Primes d’Excellence, ça bataille pour décrocher l’ANR qui permettra d’accrocher une étoile triple A AERES[4], sans compter les magouilles sur les doctorants, par exemple pour qu’ils ne s’avisent pas de publier avec un concurrent sur « leur » sujet. Et maintenant ils veulent qu’on s’auto-évalue, j’ai déjà des collègues qui ont commencé, t’imagines ! J’en peux plus de tout ça, y a une ambiance insupportable. Sans compter les injonctions bureaucratiques qui n’arrêtent pas de tomber et qui sont contradictoires d’un mois sur l’autre. »
Marta acquiesce. Après d’innombrables réunions sur les maquettes des formations de son département, elle ne supporte plus l’équation de ces incessantes refontes et du jargon qui les accompagne (« Contrat Pluriannuel d’Objectifs et de Moyens », référentiel de compétences). Quelle drôle d’obsession ont ces ministres de vouloir former les étudiants en fonction des besoins du marché, alors qu’il n’y a pas de boulot ! L’université est un bouc émissaire : si les jeunes ne trouvent pas de travail, c’est toujours de la faute des facs ! Comme si les réformes de l’université allaient créer les 3 000 000 d’emplois qui manquent. Elle achève sa conversation avec Marc et raccroche. Elle a mal au ventre, elle ne sait pas si c’est la discussion, la dernière annonce de suppression de postes dans son université ou la qualité du sandwich acheté à la cafète. De toute façon se dit-elle, c’est déjà une société privée qui gère la cafétéria. Et elle ne s’est pas gênée pour augmenter les prix… Là, les autorités ministérielles finissent le boulot de destruction des universités publiques. Effectivement, les 50 postes de fonctionnaires partant en retraite non renouvelés auxquels s’ajoutent les 63, qui seraient nécessaires d’après les syndicats pour que la fac puisse assurer à tous les personnels et étudiants des conditions de travail et d’enseignement décentes, sont perdus pour au moins 3 ans. Du conseil d’administration aux syndicats, à présent tout le monde est d’accord sur ces chiffres. C’est ça aussi, la LRU ! Le ministère peut annoncer des créations de postes autant qu’il veut, comme les universités sont en déficit depuis que la masse salariale a été transférée aux établissements dans le cadre de la soi-disant « autonomie », ils ne peuvent pas créer les emplois. L’argent qui aurait permis d’embaucher sert en fait à renflouer les caisses vides.

16h49, Marta va à la machine à café et rencontre Axel Soupaié, un doctorant de 31 ans, qui délivre gratuitement 30 heures de TD chez eux. Gratuitement, parce qu’il a plus de 28 ans, et qu’il faudrait qu’il justifie d’un emploi de 900 heures ailleurs pour que la fac n’ait pas à cotiser pour sa sécurité sociale. Il a seulement un boulot de gardien de nuit, dans des maisons de retraite de la région, il faut bien qu’il vive car il n’a pas d’allocation doctorale, mais ce n’est pas assez d’heures. Il a beau avoir pris le statut d’auto-entrepreneur pour délivrer des cours, le service des ressources humaines de l’université n’a rien voulu savoir. Et comme il lui faut montrer dans son CV qu’il enseigne, s’il veut un jour prétendre franchir la porte du panthéon des enseignants-chercheurs titulaires, il travaille gratuitement. Il dit souvent en plaisantant : « moi au moins je sais que je fais ça pour rien, pas comme les vacataires qui sont payés des mois après, ou qui ne se font pas payer du tout en dépit de leur contrat. » C’est vrai que depuis 2 ans, la présidence de leur université, face aux problèmes budgétaires qu’elle rencontre, se sert de l’autonomie pour jouer avec le droit du travail et éviter de payer ce qu’elle doit aux personnels vacataires. Et elle est bien souvent mauvaise payeuse… la fac est actuellement en procès devant le tribunal administratif avec trois anciens chargé de TD, qui ont assuré chacun une cinquantaine d’heures d’enseignement, sans être rémunérés, au motif qu’il y avait « des failles dans leurs contrats ». 

17h18. Marta est revenue dans son bureau pour travailler à la réactualisation de son cours. Elle fait une pause pour regarder ses mails. L’heure avance, et il lui faudrait encore trois-quatre jours de travail pour préparer convenablement son cours. Elle passe sa vie à courir derrière le temps. Ce qui la bouffe, ce sont avant tout les réunions et le travail administratif exponentiels. Elle a été recrutée sur un poste d’enseignante-chercheuse, mais elle n’a quasiment plus le temps de faire de la recherche. Tant pis, elle continuera ce week-end, comme d’habitude. Marta profite du calme des bureaux pour répondre par mail à un collègue favorable à la sélection à l’université. Il n’est pas le seul à défendre cette idée, qui lui rappelle la loi Devaquet contre laquelle elle a manifesté quand elle était encore au lycée. Aux yeux de son collègue, les étudiants issus des classes populaires souvent sortis de baccalauréats professionnel ou technologique sont « mauvais » et inadaptés à l’université. Non seulement ils échouent mais surtout ils plombent le niveau, le métier et l’ambiance. Pour lui, fermer les portes des facs aux étudiants les plus faibles, en fait les plus pauvres, c’est rendre service à tous les bacheliers et étudiants. Il y a débat sur Internet, dans des revues, sur cette affaire de sélection. Paul-Antoine Gryncheut écrit justement dans son mail : « Marta, arrête de faire l’idéaliste, dans le contexte actuel, il n’y a pas le temps, pas les sous pour les étudiants à la trajectoire scolaire fragile, qui vont finir à Pôle Emploi de toute façon ! L’important si on veut sauver la fac publique, c’est d’attirer les bons étudiants, et pour ça, il faut redorer le blason de l’université, se rapprocher des Grandes Ecoles. La première étape, c’est sélectionner à l’entrée. » Elle lui répond rapidement : « Et au-revoir le principe d’une université participant à l’élévation générale du niveau d’instruction du pays, en particulier de ceux qui n’ont pas les dispositions financières et culturelles à la réussite académique… ? ».
Marta Savapétay appuie sur la touche envoi, et prend une large bouffée d’inspiration pour se calmer, maintenant elle veut rentrer chez elle et s’envoyer un grand verre de vodka. C’est pas génial comme méthode pour réguler les émotions liées aux dysfonctionnements rencontrés au travail, mais elle préfère encore cela à prendre des cachets, comme le fait son collègue Paul Anxieu. Lui, il devient progressivement dingue, il réactualise sa page internet tous les jours, regarde celles de ses collègues depuis son smartphone en réunion, a perdu 6 kilos depuis la dernière évaluation AERES. C’est la course aux publications et aux contrats qui l’obsède. Il est persuadé d’être nul parce qu’absent des revues dites prestigieuses… publish and perish !

Il est 20 :04, Marta Savapétay quitte la fac. Tiens, elle n’est pas la dernière, le bureau d’Isabelle Lacharnai est encore éclairé au 3è… Isabelle est ingénieure de recherche contractuelle. Une de celle à qui on ne renouvellera pas le contrat.






1 Bibliothèques, Ingénieurs, Administratifs, Techniciens, Social, Santé
2 Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche, postes d’enseignement destinés à des étudiants en fin de thèse.
3 Unité de Formation et de Recherche
4 L’agence d’évaluation des formations et recherches, très critiquée et qui va être remplacée dans la nouvelle loi par une entité similaire.

lundi 26 novembre 2012

Une matinée ordinaire dans une fac ordinaire...


LRU ou Le Ras le bol des Universitaires !
Vis ma vie d’enseignant-chercheur en France


De nos jours, dans une université française ayant conquis son « autonomie » grâce à la LRU. 

Novembre 2012. Il est 7h50 lorsque Marc Sympa, maître de conférences en sociologie dans une grande Université de la banlieue parisienne arrive en cours, salle 318, Bâtiment D. Pour le trouver, on ne peut pas se tromper, il est encadré par une rangée de containers et de poubelles. Il allume les néons – l’un d’eux a lâché. « Depuis quand ? » se demande-t-il machinalement… Peu de différence de température entre dehors et dedans ; un coup d’œil sur la fenêtre cassée, store pendant. « Va falloir mettre le paquet pour capter leur attention ». Il s’installe, toujours un peu fébrile. Lui-même a parfois du mal à y croire mais il aime l’enseignement !

Les étudiants arrivent : « ça caille, y a pas de chauffage ? ».
- « Vous en faites pas, vous allez vous réchauffer en allant chercher des chaises, franchement je déteste quand vous êtes parterre autour de moi…
- Mais pourquoi on est 80 en TD dans une salle pour 20 ? C’est le tiers monde ici ?! Mon cousin à SciencesPo, son problème c'est de savoir s'il passe un an à New York ou à Londres ! »
Il tente de commencer son cours, valse de chaises, froid et courant d’air…
           - « M’sieur, sérieux, on peut pas prendre des notes avec des gants !». Lui-même a gardé son manteau.
           - « Vous avez raison ! Je vais essayer de trouver une autre salle ».

Il va finir par la trouver ; ils ont de la chance dans son université, à partir du 1er novembre, ils allument les 2/3 des chauffages. Ce n'est plus le cas partout, il le sait : sa copine, maître de conf' aussi, travaille dans une "petite" université de province – 3 heures de train, des allers-retours chaque semaine, 2 loyers, les frais de transports à leur charge (le salaire amputé de près d’1/5ème , ils espèrent une mutation (300 candidats pour un même poste) pour mettre un bébé en route, déjà 3 ans d’attente…

11 h 12. Retour au bureau, dans le grand préfabriqué blanc sale au fond du campus : Marc tente de se concentrer sur la dernière version d’un papier qu’il doit rendre au plus vite. Une des meilleures revues de sa discipline a finalement pris son article, la traduction anglaise semble prévue ; il en est très heureux ; quelques vérifications bibliographiques et ce sera fini des multiples relectures et réécritures. « Dire que certains pensent qu’on n’est pas assez évalués… qu’on a besoin d’une AERES ! », soupire-t-il.

Marc vérifie ses mails. Déjà une douzaine : 3 demandes de rendez-vous d'étudiants pour discuter de leur sujet de stage, de mémoire ; le secrétariat qui réclame "en urgence" les sujets d'examen de janvier pour l’enregistrement informatisé ; un collègue qui tente de monter une équipe suite à un appel d'offre et souhaite "aspirer le CV" de Marc ; un appel à communication mais il n’a pas le temps d’y répondre ; des colloques internationaux auxquels il serait bon de participer, mais le labo n'a plus de sous pour financer des déplacements...
          Marc attend un mail de réponse à son projet ANR pour savoir s’il pourra financer un post-doc, pour une jeune docteure qu’il suit depuis le début et qui galère. Elle espère décrocher un poste, peut-être cette année (l'an dernier, il y avait 38 postes dans sa discipline pour 500 candidat-e-s). Marc lit l'intitulé des mails restants : « Appel des 50 000 précaires, Lettre ouverte des Présidents d’Université à Madame Fioraso, enquête sur l’insertion professionnelle des docteurs… Bonjour l’ambiance ». Rien de l’ANR… au boulot. Sa collègue de bureau arrive ; elle doit passer quelques coups de fil avant d’aller en cours, s’en excuse. Heureusement qu’il l’aime bien.
-  « T’inquiète, je vérifie quelques références pour mon papier sur CAIRN et c’est bon.
-  Super, félicitations ! J’ai hâte de lire ça ! Enfin après avoir corrigé mes 200 copies bien sûr ».
Ils échangent un sourire. Il perd vite le sien en lisant sur son écran « votre université n’est plus abonnée à CAIRN, vous ne pouvez accéder au service…».
- « C’est dingue ce truc ! T’as vu ça ? Comment on écrit nos papiers, si on peut plus lire ceux des autres ? Là ça commence à être du grand n’importe quoi ! Bon, je vais à la bib’ en espérant qu’ils aient maintenu les abonnements papiers ». Il laisse sa collègue devant l’ordi, incrédule.

Arrivée à la bibliothèque, sit in étudiant devant la porte :
           - « Monsieur, ils n’ont pas remplacé la bibliothécaire partie à la retraite, du coup c’est fermé. Il paraît que la bibli de socio va disparaître. On fait comment pour réviser nos exams ? ».« Et moi pour mon papier ? C’est cuit ». Il tourne les talons, commence à être sérieusement agacé.
          Sur le chemin du bureau, Marc croise un collègue, de sciences "dures", élu au Conseil d’Administration de la fac, qui vide son sac : « … sans parler du gel des postes. Profite bien de Noël, parce que vu qu'on sucre les primes administratives et pédagogiques... Et oui, notre université est en déficit comme une vingtaine d’autres, logiquement si on continue avec cette LRU, c’est le dépôt de bilan ! Bientôt, on ne pourra plus nous payer ! »
        
   Marc est reparti, essayant de se concentrer à nouveau sur son papier et ses références à compléter. Au bureau, coup d’œil sur les mails : la réponse de l’ANR est enfin là, sa collègue jeune docteure aussi. Mentalement il croise les doigts.
           - « Bonjour, vous allez bien ? Je vous ai apporté un exemplaire de mon bouquin. Je suis trop contente, il vient de sortir, bon y a qu’1 ou 2 chapitres de ma thèse… « Le reste est pas assez sexy » a dit l’éditeur. Je croyais qu’on parlait d’un ouvrage scientifique, mais bon… Des nouvelles de l’ANR ?
           - A l’instant ! Je n’ai pas encore regardé. J’espère que ça a marché, vous avez bossé gratos sur ce projet en plus… les 1500 euros demandés ne seront pas du luxe à Bac  + 10 ! Je ne vous promets rien, on a demandé un an, peut-être qu'on aura 6 mois…. ».
Il lit le mail : 1 refus, 1 justification en 6 lignes, 3 mois de boulot foutu…
           - «  C’est râpé, désolé. Je vous épargne les motifs du refus. C’est fou, on ne bosse plus que comme ça : projet, recherche de financement, projet, évaluation du projet, quand est-ce qu’on fait vraiment not’boulot là-dedans ? C’est débile, infantilisant, chronophage… et ça coûte un fric dingue ! On ne réduira pas les déficits comme ça ! Bon, vous avez de quoi pour tenir jusqu’à l’ouverture du concours pour les postes ? Des vacations de cours ?
-          J’ai mes parents ! (rires)… Sérieusement, les vacs seront peut-être payées mais dans 6 mois au mieux.
« J’espère que vous n’en avez pas besoin pour vivre », m’a dit la responsable de l’administration. Et puis, ben, là je rédige un autre projet pour un financement européen, avant j’étais une machine à faire des disserts, maintenant c’est des projets !
           - Vous avez un super CV, des articles dans les meilleures revues, le séjour à Berkeley… même un bouquin ! Ça va marcher ! En plus à Paris 18, il y a quelques postes où vous collez au profil d'enseignement et de recherche, c’est parfait…
           - Vous n’avez pas entendu qu’ils gelaient le recrutement de 30 postes sur les 50 prévus à P18, toutes disciplines confondues ? »

« Quel gâchis ! » se dit Marc en la regardant sortir. La journée lui semble déjà bien longue… à sa montre, il est à peine midi ! Il reprend ses mails, signe l’appel des 50 000, lit la signature de son Président au bas de la lettre ouverte et décide d’écrire lui aussi à sa Ministre… tant pis pour son article, ça attendra.


           Son texte, vous venez de le lire : c’est le récit d'une demi-journée  ordinaire, dans une université broyée par la LRU, entre des étudiants assis par terre et des précaires de tous âges qui font tourner la boutique. Chaque fait rapporté ici est réel.

La sélection à l’entrée de la fac, Marc n’en veut pas. Comme de l’augmentation inconsidérée des droits d’inscription. S’il est arrivé là c’est grâce à l’école publique, à l’université publique. Ce dont il a pu profiter, il veut que les autres y aient droit aussi. Il croit toujours au service public de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche et ne comprend pas comment il a pu être mis à mal aussi profondément, aussi rapidement. Marc n’est pas un révolutionnaire, il aimerait juste pouvoir faire son travail. Pour cela, ce serait bien que l’Etat se remette à faire le sien : en abrogeant la LRU, en supprimant les agences ANR et AERES, en titularisant tous les précaires, en augmentant la masse salariale et le nombre de postes.

             Marc Sympa en colère
             

 
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